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Génération hors-sol
Société

Cécile Berthaud

Grâce à la culture hors-sol, on a des légumes tout propres, calibrés, standardisés, dont la culture est facilitée puisqu’à l’abri des intempéries et des parasites. Tout est sous contrôle. Admettons (et encore…) que ce soit pratique pour les chicons. Est-ce qu’élever nos enfants hors-sol est une bonne idée? Quelques signes laisseraient penser que les enfants supportent bien plus mal l’enfermement que les chicons…

C’était un mercredi matin de décembre. Assez froid. Sans soleil. On s’est retrouvé dans une file indienne de 24 enfants hauts comme trois pommes, à gravir un terril. On était en reportage, eux, ils allaient à l’école. À l’école du dehors. Trois fois par semaine, Inès, Aaron, Victoire et leurs comparses passent la matinée sur le terril avec leurs enseignantes, Anne Dubray et Marie-Laurence Jadot. Toute l’année et quel que soit le temps (sauf orage ou grand vent). Ils sont bien équipés (c’est la condition sine qua non): vestes et chaussures de qualité, mousquetons pour accrocher le sac à dos en hauteur, thermos, bonnets, gants, surpantalons. Sous les bois, assis autour d’un petit feu, ils entament le rituel comme le font toutes les classes de maternelles: l’éphéméride – auquel s’ajoutent les relevés de la température et de la pluviométrie, la comptine qu’ils ont inventée eux-mêmes, une histoire est lue. Et il y a aussi « la petite minute nature » où, dans le silence, ils écoutent les bruits et sons autour d’eux. Collation, jeux libres dans le territoire dont ils connaissent parfaitement les limites, puis ateliers encadrés.

La semaine d’avant, les plus grands ont réalisé des chiffres avec des branches. Là, ils ont dessiné une cible au sol, avec des pierres. Le jeu, c’est d’y lancer un caillou. L’apprentissage, c’est celui des maths, en calculant leurs points. « Au niveau des apprentissages, on peut tout faire dehors, indique Anne Dubray. On utilise les éléments naturels comme supports au lieu du matériel plastifié ou des jeux de société. » En parallèle, il y a une foule d’autres compétences qui s’épanouissent dans ce milieu. « La créativité et l’imagination sont activées car le moindre petit bout de bois devient longue-vue ou pont. La coopération est favorisée car les situations s’y prêtent: quand ils veulent déplacer une grosse branche, ils s’y mettent à plusieurs. Le vocabulaire est aussi beaucoup plus riche », pointe Anne Dubray. « Et la mémorisation est meilleure car on retient mieux ce que l’on vit que ce que l’on subit », ajoute Marie-Laurence Jadot.

À cela s’ajoute « un bien-être collectif. Il y a beaucoup, beaucoup moins de situations conflictuelles car on est moins les uns sur les autres, chacun est plus attentif à l’autre car la nature met en éveil, en alerte. Pour nous, enseignantes aussi. On est plus à l’écoute des enfants. Et moins en stress car il y a moins de bruit – une classe, c’est bruyant -, moins de confinement. La motivation et la flamme sont nourries car on ne peut pas tomber dans la routine », expliquent-elles. Pionnières, elles font l’école du dehors à Saint-Vaast depuis six ans et sont aujourd’hui formatrices pour d’autres enseignants. Mais cela fait un an que leur expérience attire les regards et que les demandes d’observation et de reportages sont fréquentes. Signe que la prise de conscience s’accélère.
Peurs et désarroi des parents

On se rend compte que les enfants passent le plus clair de leur temps enfermés et que cela leur nuit. Ils passent la journée à l’école où on les emmène en voiture (pour 66% des Belges (1)) pour ensuite être conduits à une activité extrascolaire (souvent, mais pas toujours, en intérieur) et/ou rentrer chez eux (où les écrans, irrésistibles, renforcent la passivité). « On arrive à un moment où la société accepte la mise en oeuvre d’initiatives pour contrer l’enfermement car on constate des déficits: la motivation des élèves diminue, les problèmes physiques et psychologiques des enfants augmentent (troubles de l’attention, obésité, manque de sommeil, etc.) et on se demande comment faire du développement durable si on n’est pas connecté à notre environnement proche », synthétise Sarah Wauquiez, autrice suisse d’une des bibles en la matière, « Les enfants des bois » (2008).

Si côté constat, les experts sont d’accord, la mise en oeuvre est plus hésitante. C’est comme si les adultes d’aujourd’hui avaient oublié ce que, eux, faisaient dehors quand ils étaient enfants, il y a 30 ans et plus. Et les plaisirs qu’ils en retiraient. Il y a des peurs: celle de l’insécurité à cause des voitures, celle des mauvaises rencontres, celle de ne pas savoir quoi faire avec eux dehors, celle des dangers potentiels (blessures, tiques), celle d’attraper un coup de froid ou de chaud. Il y a des freins: ça salit, il faut les accompagner, on manque de temps, on ne sait trop où aller. « Il y a un manque de confiance, note Laurence Denis, de l’ASBL La Leçon Verte. Ces parents ont grandi dehors pour la plupart et pourtant ils sont désemparés. Certains ne savent pas quoi faire dehors avec leurs enfants. Idem pour les enseignants. Alors qu’il n’y a pas à se sentir obligé de proposer une activité. On n’a pas conscience que le jeu libre est essentiel au développement physique et psychologique des enfants. Même s’ils sortaient rien que pour du jeu libre, ce serait formidable! »
Freins pour les enseignants

Pour les enseignants aussi, sortir n’est pas spontané. Même quand l’envie est là, il y a des appréhensions à lever. « L’inquiétude la plus fréquente c’est: ‘Mais moi je n’y connais rien, je ne pourrai pas répondre aux questions des enfants’, nous apprend Philippe de Saint Louvent, pilote du collectif Tous Dehors. À l’usage, c’est un frein qui se lève quand les enseignants se rendent compte qu’on peut aller dans la nature sans faire du naturisme, mais pour profiter des feuilles qui tombent, faire de l’art avec les éléments naturels, etc. Et de toute façon, les enfants, eux, vont trouver quoi faire. Et puis, on apprend à dire: ‘Je ne sais pas, on va chercher la réponse ensemble’, ce qui emmène directement vers la pédagogie active. Enfin, on peut aussi faire appel à un animateur nature. L’offre ne manque pas. » Ce dernier permet de lever un autre frein puissant: quoi faire dehors?

On trouve aussi beaucoup d’idées dans le livre « Trésors du dehors » (2) écrit par et pour des enseignants belges. Les formations sont aussi, évidemment, un bon tremplin. Elles sont d’ailleurs de plus en plus plébiscitées. « À chaque fois, on refuse du monde », souligne Philippe de Saint Louvent. Autre obstacle: je ne sais pas où aller. « Ce n’est pas le point le plus facile à lever, note-t-il. S’il n’y a pas un petit parc public pas loin, on peut se renseigner dans son propre entourage ou celui des enfants pour trouver quelqu’un qui a un grand jardin ou un verger. Ou contacter le propriétaire d’un bois privé ou la commune. »

Aucun de nos interlocuteurs ne nie que cela demande, au début, un investissement de la part de l’enseignant. Il lui faut repérer des lieux propices, se renseigner sur les activités possibles et les apprentissages qui peuvent en découler, trouver un accompagnateur, préparer les élèves et leur délivrer de nouvelles consignes, convaincre une direction plus ou moins partante. « Il faut que cela chemine dans la tête des enseignants. Aller dehors, c’est super, mais il y a un peu de logistique derrière et donc des fonctionnements à adapter par rapport au quotidien de la classe », indique Philippe de Saint Louvent. « Moins c’est régulier, plus c’est difficile pour les enseignants, note Sarah Wauquiez. Quand la classe sort une fois par semaine, il y a des rituels, des habitudes qui s’instaurent. Les enfants savent comment ça marche et les enseignants sont moins dans le rappel des règles. »

La proximité est aussi un facteur de réussite. Tous sont unanimes là-dessus. La forêt magnifique n’est pas nécessaire non plus. Il est plus bénéfique d’aller voir deux fois par semaine le compost de la cour de l’école que de faire une seule grande sortie en forêt sur l’année. La fréquence est clef. Pour l’efficacité comme expliqué, mais aussi parce que si certains enfants vont avoir besoin de dix visites pour être reconnectés avec la nature et le vivant, d’autres auront besoin de 20 ou 30 visites. Toucher la terre, toucher un cloporte, accepter/oser se salir. Même se mettre pieds nus dans l’herbe demande à certains de dépasser leur inquiétude ou leur dégoût.

Beaucoup des acteurs du sujet espèrent que le Pacte d’excellence fera une place à la nécessité d’aller dehors. À la Haute école Léonard de Vinci, la pédagogie en extérieur est doucement intégrée au cursus de formation initiale des enseignants du préscolaire. Le module optionnel existe depuis six ans. Mieux, depuis deux ans, un module obligatoire est inscrit dans la 2e année de formation. C’est une initiation à la pédagogie en extérieur dont le but est de faire prendre conscience aux futurs enseignants que pour comprendre quelque chose, il faut le vivre, souvent dans des situations authentiques.

« Les apprentissages sont souvent artificiels, or tous les enfants n’ont pas accès à cette abstraction rapide qu’on leur demande, relève Sébastien Bar, maître assistant en psychopédagogie dans cette haute école. Pour décrire une pomme de pin, on l’apporte en classe, mais on ne comprend pas d’où elle vient, de quel arbre. Cette initiation permet aussi de montrer qu’on peut être dehors et travailler le socle de compétences du programme. Et puis, en allant dehors, on entame la démarche scientifique. La curiosité est activée, les questions fusent, on fait des recherches en bibliothèque, et puis on retourne voir en extérieur si cela correspond bien. »

Sébastien Bar et sa collègue Hanan Benkadour se basent sur les travaux scientifiques de Beames, Higgins et Nicol (3), des chercheurs en « outdoor education » de l’université d’Édimbourg qui font référence en la matière. Dès 2010, en collaboration avec le ministère de l’Éducation, ils ont intégré tout le programme de primaire en pédagogie à l’extérieur. Un master en « outdoor education » s’est d’ailleurs ouvert dans cette université. L’Écosse est très avancée en la matière, mais la Norvège, le Danemark, le Canada, l’Angleterre, l’Allemagne la République tchèque ou encore la Corée du Nord sont aussi des pionniers, parfois de longue date, de cette pratique de (re)mettre les enfants dehors.
Plus difficile en ville?

Mais la démarche n’est-elle pas plus difficile encore en ville? La question est d’autant plus cruciale que plus de 90% des Belges vivent en milieu urbain aujourd’hui. « Même en milieu urbain, sortir est toujours bénéfique. Les enfants aiment leur quartier, leur école, leur cour. Il est vrai que l’insécurité liée à la circulation automobile et la quantité de stimuli des enseignes et des magasins ne facilitent pas les choses, explique Nicolas Moulan du Centre régional d’initiation à l’environnement (CRIE) de Namur. Comme dit la citation, la nature en ville est ordinaire (on n’y trouve pas d’orchidées sauvages), mais pas banale. Nous, on va trouver les enfants là où ils sont et on leur fait découvrir le vivant près d’eux. La nature est là, il faut la débusquer. Ouvrir les yeux et apporter un regard neuf, positif. » En ville, les sorties ont l’avantage de pouvoir combiner plusieurs disciplines: l’architecture, l’histoire, le street art ou même les incivilités sont autant de portes d’entrée vers des savoirs et des apprentissages.

Julie Depuydt, enseignante en primaire à l’école Clair-Vivre de Bruxelles, organise une sortie par mois avec sa classe. Cela va de la journée pique-nique au parc à la matinée pour voir Manneken-Pis. Sans être complètement tournée vers la pédagogie en extérieur, c’est une méthodologie qu’elle utilise régulièrement notamment parce qu' »en tenant compte de leur vécu dans les activités proposées en extérieur, les enfants en comprennent davantage le sens et apprennent des choses sans même s’en apercevoir. Cela contribue également à stimuler leur mémoire car les enfants retiennent mieux ce qui a du sens pour eux et ce qui sort de l’ordinaire. On sait aussi que les enfants ne sont pas formatés pour rester assis six heures par jour… Et enfin, les enfants sont totalement différents en classe ou dans un milieu extrascolaire. Beaucoup s’ouvrent davantage, ils sont plus proches de nous et de leurs pairs », expose-t-elle.
Des plaines de jeux créatives

Pour les parents, les ressources en ville pour sortir avec les enfants ce sont les parcs et les plaines de jeux. Mais des plaines de jeux qui répondent à tant de réglementations sécuritaires qu’au final, l’enfant n’explore plus grand-chose. Le revêtement moelleux au sol ne lui permet plus d’intégrer que tomber ça peut faire mal, les hauteurs et les inclinaisons sont très réduites, etc. Sans compter que papa, maman sont toujours à proximité, que les jeux sont souvent très directifs (un château, un petit train) et que les interdits (souvent parentaux) sont légion (on ne remonte pas le toboggan, on ne se met pas debout sur la balançoire…).

Du coup, l’enfant perd en autonomie, en créativité, en gestion de la prise de risques, en imagination, en capacité à explorer. « Au jeu qui crée son espace et ses objets se substituent aujourd’hui un espace et des jouets qui créent et organisent le jeu, ce qui n’est pas sans conséquence sur le développement du potentiel des enfants », pointe le vade-mecum « Le jeu dans la ville » (2015, par Bruxelles Environnement). Du coup, les plaines de jeux sont, un petit peu, réinventées ces derniers temps en combinant sécurité et stimulation.

« À faire des analyses, on se rend compte que les enfants ne sont pas tellement demandeurs d’espaces formatés, comme des structures de châteaux forts. Ils aiment s’approprier eux-mêmes les éléments: des sphères, des reliefs, des lignes… La tendance pour repenser les plaines de jeux est de s’éloigner des jeux directifs pour redonner une place à l’imagination et à l’autonomie. Ces dernières années, on évolue des jeux catalogues (parfois très bien) vers des créations de bureaux d’architecture et paysage. Avec eux, on a des projets sur-mesure avec des réponses plus fines et des propositions moins formelles », éclaire Florence Beaurepaire, de Bruxelles Environnement. Parce qu’à trop couver nos enfants, on leur coupe les ailes.

On avait envie de laisser le mot de la fin à Louis Espinassous, autre référence incontournable sur la nécessité de remettre les enfants dehors, et qui, en une phrase, résume l’enjeu fondamental: « Les enfants dans nos sociétés seront sauvés par l’action complexe dans un milieu complexe. Il faut absolument les mettre dehors. »

Mais on laissera le mot de la fin à une toute petite de l’école en plein air de Saint-Vaast. À la question de savoir ce qu’est pour elle l’école du dehors, elle répond spontanément et paisiblement: « C’est regarder la cime des arbres. » Vocabulaire, perspective, éveil, poésie, hauteur, plaisir. Tout est là. Elle a trois ans et elle s’appelle Victoire.

(1) Enquête pour Touring, 2017. (2) « Trésors du dehors », 2017, par Tous dehors. (3) « Learning outside the classroom », 2012, éd. Routledge.

Par Cécile Berthaud

 

Source : Journal l’echo : https://www.lecho.be/journal/ipaper/20190119#detail/10088935